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Sur le fond noir de l’espace, la carcasse du cargo en construction étincelait faiblement, constituée par un attelage de sphères reliées par des câbles qui venaient tous s’attacher à la cellule motrice. On eût dit une énorme grappe de raisin ou encore un ensemble de ballons destinés à entraîner une nacelle dans les hautes couches de l’atmosphère.

Chacune des sphères pouvait facilement être détachée de son attelage. Elles pouvaient ainsi être remorquées séparément à proximité du planétoïde d’oxygène liquide et emplies du précieux produit.

Le cargo était destiné à faire le voyage vers Mars et à emporter l’oxygène produit sur Terre.

La caméra pivota brusquement et Gena et Archim se penchèrent vers l’écran qui montrait maintenant l’une des sphères en construction. Les hommes qui y travaillaient donnaient l’échelle. Des fourmis juchées sur un melon. La sphère avait plusieurs dizaines de mètres de rayon. Ses parois extrêmement minces étaient soudées sur une ossature d’apparence fragile.

— Nous avons cherché, dit Beyle, à réduire au minimum la masse de ces réservoirs. Leur fragilité importe peu car ils ne subiront que de faibles accélérations, inférieures au dixième de G. Les parois sont poreuses de façon à éviter toute montée de la pression et à permettre l’évacuation de l’oxygène libéré. Vous remarquerez cependant qu’elles sont polies à l’extérieur afin de réfléchir la plus grande partie de l’énergie rayonnante reçue par le cargo. Elles sont également polies à l’intérieur afin d’éviter la naissance de tout germe de micro-turbulence.

— Et ils mettront combien de temps à faire le voyage ? demanda Archim.

— Cela dépend des modèles et de la position de nos deux planètes, jamais moins de plusieurs mois et parfois près de deux années. Les équipages se relaieront. Du reste, les cellules motrices fonctionneront automatiquement et les équipes de maintenance seront extrêmement réduites. Ce modèle-ci comprendra une trentaine de sphères.

Il ne s’agit que d’un prototype. Nous en construirons de plus grands dans l’avenir à mesure que la technologie des câbles progressera. À moins que…

— Vous en avez trop dit, mon ami, dit Archim. À moins que vous ne trouviez mieux.

— À moins qu’un de nos laboratoires ne trouve la solution d’un problème auquel il s’est attaqué depuis longtemps déjà. S’il réussit, les grands cargos seront aussi démodés que les voiliers sur les mers de la Terre. Ils n’auront eu qu’un fort bref avenir et ils s’enfonceront déjà dans l’oubli. Tout ce travail aura été accompli en pure perte.

— Pourquoi l’avoir accompli, alors ? demanda Gena. Pourquoi ne pas avoir attendu la réponse de votre laboratoire ?

— Oui, pourquoi ? répéta Beyle. Le temps, bien sûr. Nous aurions pu attendre. Mais dans combien d’années viendra la réponse ? Dans dix ans ? Dans vingt ans ? Dans mille ans ? Peut-être jamais. Peut-être n’y a-t-il pas de réponse. Votre question, d’autres l’ont posée. Nous avons décidé que nous ne pouvions pas attendre. Nous avons dû tenir nos recherches secrètes. Certains, sur Terre, un Carenheim par exemple, y auraient trouvé un prétexte à faire traîner les choses. Ils nous auraient reproché un gaspillage s’ils avaient su que nous construisions ces cargos en même temps que nous poursuivions des études destinées à les rendre caducs…

— Un projet dans le Projet, dit Archim. Et de quel projet s’agit-il, dont le secret est si bien gardé que je n’en ai jamais entendu parler au cours de mes longues années de recherches ?

Beyle ne répondit pas. Son attention se reporta sur l’écran. De brefs éclairs illuminaient la nuit lorsqu’un des travailleurs soudait une plaque.

— N’auriez-vous pas confiance en nous ? insista Archim.

— Transmettre de la matière dans l’espace, dit Beyle d’une voix assourdie. Rien d’autre. Un vieux rêve. Transporter de la matière sans utiliser de fusées, de moteurs coûteux et encombrants, d’un rendement dérisoire, sans traîner derrière soi des réservoirs lourds et complexes. Établir entre deux points, entre deux mondes, un chemin dans l’espace, voilà l’objet de nos recherches.

— La transmission instantanée, dit Archim. Je croyais qu’on avait prouvé l’impossibilité de la chose.

— Oh, il ne s’agit pas de cela, encore que la transmission doive s’effectuer de façon pratiquement instantanée à notre échelle. Je ne suis pas physicien mais ce que nous cherchons, c’est à nous rendre maîtres de certaines propriétés de l’espace afin de projeter de la matière d’un point à un autre sans que cette matière emprunte tous les points intermédiaires.

— Mais c’est physiquement impossible, dit Archim.

Beyle se redressa et tapota l’écran.

— Nous l’avons fait.

Archim ouvrit la bouche mais demeura silencieux. Gena inclina la tête.

— Nous l’avons fait, mais pas sur une échelle suffisante. Comprenez-moi bien. Si nous parvenions à résoudre le problème, le projet serait réalisé non pas en cinquante ans, mais en cinq ou dix ans. Il y avait deux approches possibles. Un trou noir en rotation définit une sorte d’anneau ou de tore au travers duquel il est possible de projeter un objet hors de l’espace. Mais nous ne savons pas où il va et nous n’avons aucun moyen de le récupérer. Une autre approche découle de l’expérience d’Aspect, un physicien de la fin du XXe siècle. Il a vérifié que dans certaines circonstances deux particules symétriques peuvent échanger instantanément certaines de leurs caractéristiques, quelle que soit la distance qui les sépare. Une des interprétations de cette expérience classique est que ces particules n’échangent pas leurs caractéristiques mais qu’elles échangent leurs positions dans l’espace. En d’autres termes, qu’elles se propagent sans délai mesurable à travers l’espace, ou plutôt qu’elles contournent l’espace. Il y a donc un chemin. Une porte étroite.

Ignorants de la menace qui les guettait, les cargos pivotaient tranquillement sur leur axe dans le vide.

— Le projet étant ce qu’il est, nous devions mener les recherches sur deux plans. Sur celui de la technologie éprouvée, nous avons construit les cargos. Même là, nous avons été des pionniers car jamais personne n’avait dessiné des cargos de ce type et de cette taille. Mais nous devions aussi nous engager sur le terrain de la recherche fondamentale. Il fallait que nous allions de l’avant. Si nous réussissons, l’Administration aura le monopole du plus parfait moyen de transport jamais imaginé. Quelle serait la réaction de Carenheim s’il savait ?

Archim resta silencieux.

— Eh bien, dit Beyle. Je sais qu’il sait. Il me l’a dit lui-même peu avant votre arrivée, peu avant l’accident. Il devait savoir depuis quelque temps déjà et il a compris que si nous réussissions, plus rien ne pourrait arrêter l’Administration.

— Les pièces du puzzle se mettent en place, dit Archim. Il lui fallait s’assurer le contrôle du projet. Des deux aspects du projet.

— Exactement, dit Beyle. Il a agi avec cette brutalité parce qu’il croit que nous sommes sur le point de résoudre le problème. Mais nous en sommes encore loin.

Les yeux de Gena brillaient de confiance.

— Vous réussirez, dit-elle.

— Si nous en avons le temps. Si une mission du Gouvernement découvre nos laboratoires et rend nos résultats publics, on nous accusera d’avoir détourné une partie des fonds destinés au projet, d’avoir commis un abus de confiance.

— Ces recherches servent le Projet.

— Certains penseraient différemment. Ils considéreraient que nous avons seulement essayé de conquérir le plus de pouvoir possible.

— Ils auraient tort.

— En êtes-vous sûre ? Nous essayons de conquérir le plus de pouvoir possible. Nous avons des projets pour un siècle, pour un millénaire. Ils nous conduiront bien au delà de Mars, au delà du système solaire. Il n’est pas souhaitable pour l’humanité de demeurer prisonnière d’un soleil. Nous voulons l’univers entier. En un sens, Carenheim a raison. Nous sommes ivres de puissance.

— Il l’est aussi, dit Gena.

— D’une autre manière. Son orgueil n’effraie pas les Terriens. Ils en ont l’habitude. Durant des millénaires, ils ont vu des ambitieux de son espèce se succéder sur les trônes de la Terre. Nous représentons autre chose. L’inconnu de l’avenir. Nous faisons peur parce que nous esquissons les contours d’empires encore à construire.

La voix de Beyle trahissait une terrible tristesse.

— Pourquoi cette amertume ? demanda Gena.

— Je ne suis pas amer, dit Beyle. Seulement las. Et je ne suis pas sûr d’avoir raison. La Terre a déjà failli périr de trop de changements, d’un progrès trop rapide. Mais je vous montrerai nos laboratoires. De toute façon, les jeux sont faits.

Le rêve des forêts
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